XIV
BELINDA

Edmund Loveys, chirurgien du Benbow, redressa ses maigres épaules et se tourna vers Bolitho, avec l’air plein de cette méfiance qui caractérise les gens de cet état :

— Vous avez réduit tout mon travail à néant, amiral.

Et il se pencha pour tamponner la blessure avec un linge, mais avait du mal à dissimuler qu’il plaisantait.

— Pour moi, le fait que votre chevauchée depuis Londres et encore plus, ce duel, n’aient pas déclenché la gangrène, voilà qui relève du miracle.

Bolitho était allongé sur le banc des fenêtres de poupe et fixait les vitres tachées de sel.

Au fur et à mesure qu’il reprenait ses esprits, la folie de son comportement lui sautait aux yeux. Il avait quitté Londres sans rien dire à l’Amirauté, alors qu’en ce moment même ils étaient peut-être en conférence pour discuter stratégie. En provoquant Roche, il avait trahi la parole qu’il avait donnée à Beauchamp, et pourtant cela lui paraissait sans importance.

— Je vous prie de m’excuser, fit-il enfin. C’était nécessaire.

Loveys pouffa :

— J’en ai entendu parler, amiral. Tout le port sait comment s’est passée votre rencontre avec le lieutenant de vaisseau Roche.

Bolitho s’assit lentement. C’était inévitable. Il était impossible de garder un secret au sein de la flotte.

Il regarda sa cuisse, des traces livides apparaissaient autour du gros pansement que Loveys terminait de fixer une fois de plus. C’est étrange, se disait-il vaguement. Quand il était jeune officier, il n’avait jamais pensé qu’un commandant, encore moins un amiral, pût être un mortel comme les autres. Maintenant, il était assis là sur ce banc, nu comme au jour de sa naissance, une simple couverture sur les épaules. Et, s’il y avait une couverture, c’était à cause du froid, et non pour sauvegarder la pudeur.

Herrick était revenu le voir plus souvent qu’il n’eût été nécessaire. Il se dit qu’il avait besoin de reprendre ses esprits plus qu’autre chose. Le Benbow était quasi paré à reprendre la mer, tous les pleins avaient été refaits à ras bord, Herrick avait donc du pain sur la planche. Il fallait encore embarquer de nouveaux hommes d’équipage, un lieutenant de vaisseau du nom d’Oughton était arrivé pour remplacer Pascœ. Tous ces détails qui regardaient essentiellement Herrick, il ne les rapportait à Bolitho que pour lui changer les idées.

Il se demanda comment se sentait Pascœ à bord de L’Implacable. La frégate devait se trouver à présent en mer du Nord, autant dire dans un autre univers au sein duquel Pascœ allait rapidement trouver sa place. Quel dommage qu’il n’eût pas réussi à le revoir avant l’appareillage ! Il avait même manqué le départ de la frégate qui avait mis sous voile avec la brise du matin, au moment où lui-même bâtissait des plans qui allaient le conduire à tuer Roche ou à le faire mourir par pure bravade.

— Essayez de rester ici et de vous reposer, conclut Loveys. Sans cela, vous risquez de demeurer boiteux, ou pis encore.

— Je vois. Merci.

Il poussa un grognement en se remettant sur ses pieds. Ozzard attendait avec du café fumant, mais il avait appris à ne plus manifester d’inquiétude lorsque Bolitho essayait de gagner sa table. Sa cuisse était en feu, comme s’il avait été touché au cours du duel.

Il se demanda ce que faisait Allday. A cette heure, il aurait dû être arrivé à Portsmouth avec sa voiture d’emprunt. Il se souvenait de son visage défait, de ses supplications, il savait qu’il avait besoin de lui ici, ne fût-ce que pour se rassurer et se convaincre qu’il était bien vivant.

Herrick entra dans la chambre et constata la nudité de Bolitho sans rien manifester.

— Je voudrais appareiller pour Spithead demain, amiral, dès que nous en aurons terminé avec les approvisionnements. Le vent est favorable et je n’ai pas envie de m’éterniser au port.

— Informez-en le major général, Thomas. Je ne serai pas fâché de retrouver l’escadre, rien ne me retient ici – il s’arrêta net. Pardonnez-moi, je pensais à voix haute… – haussant les épaules – … comme d’habitude.

— Je vous comprends, fit Herrick en souriant. Je n’ai jamais connu autant de bonheur que depuis que je partage la vie de Dulcie, mais je ne le préserverai pas en restant ici. Nous commençons une nouvelle année, elle nous promet peut-être la paix. Tous les renseignements convergent, l’ennemi se masse le long des ports de la Manche, une fois de plus. Au moins, vos actions contre Ropars et contre l’Ajax ont retardé, pour ne pas dire empêché, une attaque à grande échelle à partir de la Baltique. Même les lourdauds de l’Amirauté peuvent le comprendre.

En buvant une gorgée de café, Bolitho s’émerveillait que leur amitié eût réussi à durer si longtemps.

— Ce qui nous attend, Thomas, ce sont des patrouilles et du blocus, au moins d’ici à ce que les glaces aient fondu dans la Baltique et que le tsar Paul ait décidé de sa ligne de conduite.

En entendant un canot qui hélait à l’arrière, Bolitho s’avança vers l’encorbellement de muraille, oubliant qu’il était totalement nu.

C’était l’une des embarcations du Benbow. Elle avait embarqué quelques sacs anonymes, de petits tonneaux, deux hommes, l’air terrorisés, sans doute fournis par le magistrat de l’endroit qui leur avait épargné la déportation ou la corde. Et dans la chambre, Allday.

Bolitho poussa un soupir de soulagement. Il se souvenait encore de la voiture renversée dans le fossé et s’inquiétait du sort d’Allday.

Pourtant, il n’y avait pas trace de Browne dans le canot. Il avait passé toute la matinée à l’arsenal à importuner l’état-major de l’amiral, pour savoir s’ils avaient des ordres de Londres.

Herrick vint le rejoindre près de la fenêtre.

— Allday est déjà au courant – il sourit de toutes ses dents et ajouta, plus sérieusement : J’espère que plus rien ne vous menace désormais, amiral.

— Je ferai encore l’objet de menaces, Thomas, mais pas Adam ! – il agita la main. Lorsque je pense à ce qui se serait passé si vous n’aviez pas réagi aussi vite, Thomas, j’en suis malade. Je me moque de ce tueur de Roche, j’aurais provoqué Damerum en personne, Dieu me damne !

On entendit des bruits de pas dans la coursive, quelqu’un frappa un coup sec à la porte et Allday entra dans la chambre, le visage encore rougi par le vent et les embruns.

— Vous êtes sain et sauf, amiral ! Je savais bien que vous alliez lui jouer un tour à votre façon !

— Vous êtes un menteur, Allday, mais merci tout de même – il lui tendit instinctivement la main. Merci beaucoup.

Herrick était tout sourire, l’inquiétude s’était dissipée sur son visage.

— Et avez-vous rendu votre voiture en un seul morceau ? L’ami de Mr. Browne va nous agonir d’injures si vous l’avez abîmée.

Le factionnaire cria :

— Aspirant de quart, amiral !

L’aspirant Lyb entra et annonça :

— L’officier en second vous présente ses respects, commandant, pouvons-nous ramasser toutes les embarcations excepté le canot de service ?

Il mettait un soin particulier à ne pas voir la nudité de Bolitho.

Bolitho se rappelait le temps où il était commandant. Cela avait beau remonter à deux ans en arrière, il se souvenait pourtant très bien de tous les tourments intérieurs qu’il avait endurés à bord de ses différents bâtiments. Comme ce pauvre Lyb, par exemple. Il avait la même ancienneté que l’aspirant Aggett et était un peu plus vieux, mais c’était ce dernier qui avait été promu pour remplacer feu l’enseigne de vaisseau Courtenay. C’était peu de chose, une simple broutille à l’échelle de la grande stratégie d’une marine en guerre. Et pourtant, l’air abattu de Lyb révélait tant de choses…

Herrick n’était pas convaincu.

— Je crois qu’il est un peu trop tôt, monsieur Lyb. J’aime mieux monter pour voir ce que Mr. Wolfe a l’intention de faire – et à Bolitho, tout en ramassant sa coiffure : Je vous laisse entre les mains de ce ruffian, amiral.

Lorsque la porte se fut refermée, Allday dit à Bolitho :

— J’ai bien peur que Mr. Lyb n’ait pas transmis le bon message.

Bolitho prit la chemise propre que lui tendait Ozzard et l’enfila par la tête.

— Que voulez-vous dire ?

— Je… c’est-à-dire… – Allday avait l’air un peu gêné – … je voulais vous parler seul à seul.

Et il jeta un coup d’œil à Ozzard, qui sembla rétrécir à vue d’œil avant de disparaître.

Bolitho s’exclama :

— Vous avez cassé la voiture !

— Non, amiral… – Allday jouait avec ses boutons. En fait, une fois que vous avez quitté la maison en compagnie de Mr. Browne, la dame est venue – il hocha du chef en voyant l’air incrédule de Bolitho. Mais si, amiral, la dame.

Bolitho détourna les yeux :

— Racontez-moi. Qu’a-t-elle dit ?

— J’étais si bouleversé parce que vous étiez parti sans moi que je ne me souviens pas exactement, amiral. Elle était dans tous ses états : à votre sujet, que vous aviez dû penser que c’était une sans-cœur alors que vous vous faisiez tant de souci pour votre neveu. Elle m’a posé tant de questions quand elle a découvert que j’étais avec vous depuis si longtemps, j’ai eu à peine le temps de faire les coffres.

— Quand elle a découvert ?… Vous voulez dire que vous lui avez tout raconté ?

— Je crois bien – Allday le regardait avec une détermination nouvelle. J’aime mieux vous le dire sans attendre, amiral. Je l’ai emmenée avec moi. On a rencontré Mr. Browne par hasard et il l’a installée Chez George – il prit une grande inspiration. Elle vous attend là-bas. Tout de suite.

Bolitho s’assit sur une chaise et resta là à contempler ses mains.

— Est-elle au courant, pour le duel ?

Allday était rayonnant.

— Oh oui, amiral ! On en a entendu parler avant d’arriver à la paroisse de Wymer. Je pense que Mr. Roche doit avoir beaucoup d’ennemis !

Bolitho ne savait pas trop que dire. Elle l’attendait, elle était ici, à Portsmouth. Lorsqu’elle avait appris qu’il était sain et sauf, elle aurait pu faire demi-tour et rentrer à Londres sans l’avoir vu. S’il ne s’était agi que de pitié, ou de politesse, elle lui aurait peut-être fait parvenir un petit message, rien de plus.

— Je descends à terre, décida-t-il.

— Pour l’amour du ciel, amiral, pas comme ça ! – Allday souriait de toutes ses dents : Vaudrait mieux enfiler un pantalon d’abord !

Ozzard répondit à l’appel de Bolitho, un peu trop vite pour quelqu’un qui était supposé s’être éloigné hors de portée de voix. Mais Bolitho était trop ému, trop conscient qu’il risquait d’être déçu, et ne remarqua rien ou presque.

Allday arpentait la chambre en donnant ses ordres :

— Sa meilleure veste, à présent. Va me chercher le chapeau avec un ruban noir, pas celui au galon doré.

Bolitho essaya bien de mettre un terme à ses efforts pour finir de s’habiller.

— Mais enfin, pourquoi tout cela ?

Allday resta imperturbable.

— Les dames ont besoin de voir l’homme, amiral, pas seulement l’uniforme.

Bolitho hocha la tête.

— Décidément, Allday, vous ne cesserez jamais de m’étonner.

Allday l’inspecta avec le plus grand soin.

— Bon, amiral, c’est presque bien. A présent, si vous m’excusez, je vais rassembler l’armement.

Il s’écarta pour laisser passer Herrick, qui arrivait.

— Lyb a raconté n’importe quoi, comme d’habitude – il se redressa en voyant que Bolitho avait changé d’aspect. Bon sang, amiral, mais vous êtes magnifique ! Si seulement…

Il se tut soudain, une lueur d’intelligence brilla dans ses yeux bleus.

— Cet Allday, décidément ! Il m’a chassé d’ici ! Et je crois bien que je sais pourquoi !

Ozzard tendit à Bolitho sa coiffure. Conformément à ce qu’avait ordonné Allday, il avait pris un chapeau avec une cocarde noire bordé d’un simple ruban.

— Je pars la voir, Thomas.

Il leva les yeux, il avait l’air un peu inquiet.

— Je vais sans doute passer pour un imbécile.

— Je ne crois pas, lui répondit Herrick en le suivant vers la portière. J’ai un pressentiment, et souvenez-vous que je n’ai jamais vu cette personne. Mais je vous connais et je déchiffre assez bien Allday. La suite était facile à deviner – il lui serra vigoureusement la main. Bonne chance, amiral !

Ils sortirent sur le pont détrempé, Bolitho prenant grand soin de ne pas faire bouger son pansement. Il crut apercevoir Loveys, qui, perché dans une descente, l’observait en pestant intérieurement de ne le voir tenir aucun compte de ses mises en garde.

Ils arrivèrent à la coupée où la garde l’attendait pour rendre les honneurs. Le canot major du Benbow roulait doucement en bas, la marée montait. Herrick lui déclara :

— Ce n’est pas trop mon genre de faire une petite prière, mais je vais faire ce qui s’en rapproche le plus.

Ils se séparèrent, Bolitho se découvrit pour saluer la poupe. C’est seulement en se penchant pour vérifier que son fourreau n’allait pas se prendre dans ses jambes qu’il s’en rendit compte : Allday lui avait donné son vieux sabre.

Quand il s’agit de mettre la chance de son côté, on ne prend jamais assez de précautions.

 

La pièce était assez petite et située tout en haut de l’auberge. Bolitho fit une pause devant la porte pour reprendre son souffle après avoir gravi les trois étages. Il devinait que Browne avait dû faire usage de toute son influence et peut-être même graisser quelques pattes pour obtenir une chambre, alors que Portsmouth était encombré d’officiers de marine et de militaires.

Il frappa ; aucun mot ni aucun sujet de conversation ne lui venait.

On ouvrit. Elle se tenait là, immobile, une main sur le battant, comme si elle ne savait trop si elle devait l’accueillir ou lui claquer la porte au nez.

— Entrez.

Elle le regarda s’avancer, son regard s’arrêta sur sa jambe comme il allait en boitant jusqu’à la petite fenêtre qui dominait les toits du voisinage.

— J’ai demandé du thé. Vous êtes venu très vite. En fait, je n’étais pas sûre que vous viendriez. Que vous auriez envie de venir.

Bolitho l’observait intensément tandis qu’elle prenait son chapeau et son manteau.

— Cela me fait tant plaisir de vous voir. J’ai beaucoup pensé à vous. Je suis désolé, cette visite à votre maison. Je voulais tant que vous m’aimiez un peu – il essayait de sourire. C’est comme lorsque l’on porte trop de toile dans la tempête, on risque de tout perdre.

Elle l’invita à s’asseoir près du feu.

— Votre Mr. Allday m’en a raconté long. Si un homme peut être amoureux d’un autre homme, c’est bien lui. De tout le voyage il n’a cessé de parler. Je soupçonne que, s’il s’est montré aussi bavard, c’était autant pour apaiser ses propres craintes que pour m’aider à dominer les miennes.

— Pourquoi êtes-vous venue ? – Bolitho se pencha comme pour la toucher. Je suis désolé, c’est stupide. Pardonnez-moi ma grossièreté, je donnerais tant pour vous plaire, même un tout petit peu.

Elle était grave.

— Ne vous excusez pas, vous n’avez rien fait. Je n’ai pas vraiment compris. Je me suis peut-être montrée trop fière, j’ai cru que j’arriverais à m’en sortir sans bénéficier des faveurs de quelqu’un d’autre. Chaque sourire, chaque allusion un peu indirecte, je le ressentais comme quelque chose d’intéressé, une monnaie d’échange. Et j’étais seule.

Elle chassa une mèche, d’un petit geste à la fois provocant et désarmant.

— Votre neveu, poursuivit-elle, racontez-moi…

Bolitho contemplait les flammes.

— On a traité son père de traître lorsqu’il a déserté la marine pour aller en Amérique. Là-bas, il s’est associé à des corsaires et un coup cruel du sort a fait que j’ai été capturé par son navire pendant la campagne. Sa désertion, ce qu’il avait fait contre son pays, tout cela a démoli mon père. Lorsque j’ai entendu dire que mon frère Hugh était mort à Boston dans un accident, je n’ai pas réussi à ressentir le moindre émoi, ni pitié ni deuil. Et puis un beau jour mon neveu Adam est arrivé, sorti de nulle part, sans rien si ce n’est une lettre de sa mère qui était morte. Il avait envie de retrouver sa vraie famille. Ma famille. Il n’a jamais connu son père et Hugh n’a jamais su non plus qu’il existait.

Sans s’être seulement rendu compte qu’il s’était levé, Bolitho s’était retrouvé près de la petite fenêtre et contemplait le front de mer battu par le vent, les vaisseaux à l’ancre un peu plus loin ;

— Mais mon frère n’était pas mort. Il avait pris la fuite et s’était caché depuis très longtemps lorsque, par un curieux hasard, il fut sauvé des flots. Et c’est à moi qu’on l’amena. Il avait emprunté l’uniforme et usurpé l’identité d’un mort. Quel meilleur refuge qu’une vie que l’on connaît parfaitement ?

Il savait qu’elle le regardait, les doigts serrés dans son giron, comme si elle craignait en parlant de rompre le fil de son récit.

— Mais c’est à mon bord qu’il échoua, et son fils y servait comme aspirant.

— Votre neveu ne connaît rien de cette histoire ?

— Non, rien. Son père est mort au cours d’une bataille. Il a été tué en se jetant entre le pistolet d’un Français et Adam. Je ne l’oublierai jamais. Jamais.

— Je l’avais en partie deviné – elle se leva souplement et lui prit le bras. Asseyez-vous, je vous prie, vous devez être fatigué, épuisé même.

Bolitho était conscient de sa présence toute proche, il ressentait la chaleur de son corps.

— Si je n’étais pas revenu à Portsmouth, Adam serait mort. Tout cela à cause d’une haine tenace. Mon frère a tué un homme pour une histoire de tricherie au jeu. Et maintenant, le frère de cet homme m’en veut, il essaie de m’abattre en remettant au jour ces vieilles histoires et, comme maintenant, en s’en prenant à celui qui m’est cher plus que tout au monde.

— Merci de m’avoir raconté tout cela, cela n’a pas dû être facile.

— Eh bien, non, lui répondit Bolitho en souriant, cela a été plus facile que je n’aurais cru. J’avais peut-être besoin d’en parler, de le raconter à quelqu’un.

Elle contemplait ses mains qu’elle avait replacées sur ses genoux. Ce faisant, elle avait laissé lentement retomber ses longs cheveux sur ses épaules, comme dans un rêve. Elle lui demanda doucement :

— A présent, allez-vous tout lui dire ?

— Oui, c’est justice, encore que…

— Vous craigniez de perdre son affection ? C’est cela ?

— Je sais que je peux vous paraître égoïste, mais à l’époque, c’était dangereux. Si Hugh s’était fait prendre, on l’aurait pendu. Lorsque j’aurai tout raconté à Adam, je saurai pour de bon pourquoi j’ai gardé le secret.

Quelqu’un frappa discrètement à la porte : la servante de l’auberge, une fille à l’air avenant, apportait un plateau.

— Votre thé, madame – elle jeta un bref coup d’œil à Bolitho et esquissa une révérence – Dieu me bénisse, monsieur !

Elle s’approcha pour le regarder de plus près :

— Commandant Bolitho, n’est-ce pas ?

— Oui, fit Bolitho en se levant. Eh bien, que puis-je pour vous ?

— Vous ne vous souvenez pas, bien sûr – elle l’implorait du regard. Je suis Mrs. Huxley.

Bolitho mesurait toute la gravité de la chose mais, rien à faire, il n’avait pas le moindre souvenir. Puis lentement, comme derrière un rideau qui se lève, il revit le visage de cet homme. Il était immobile, comme dans un portrait. Il reprit lentement :

— Bien sûr, je me souviens. Votre mari était quartier-maître à bord de l’un de mes bâtiments, le vieil Hyperion.

Elle se mit à battre des mains, des mains rougies à force de travail, et le regarda fixement pendant de longues secondes.

— Oui, monsieur. Tom parlait souvent de vous. Plus tard, vous m’avez envoyé de l’argent. C’était si gentil de votre part. Je ne sais pas écrire, je ne savais pas comment vous remercier. Et puis je vous ai vu, là. Exactement comme le jour où vous avez ramené l’Hyperion à Plymouth.

Bolitho lui saisit les mains.

— C’était un brave. Nous avons perdu beaucoup d’hommes de valeur ce jour-là. Votre mari est en bonne compagnie.

C’était incroyable : juste un mot, un nom, il les revoyait tous, sortis de ses souvenirs, qui se donnaient rendez-vous dans cette pièce.

— Vous plaisez-vous à Portsmouth ?

— Oui, monsieur… – elle regardait le feu, les yeux embués – … je ne pourrais pas retourner à Plymouth. Je regardais la mer, j’attendais Tom tout en sachant bien qu’il était mort.

Elle se ressaisit brusquement et ajouta :

— Je voulais juste vous parler, monsieur. J’ai jamais oublié ce que Tom disait de vous. Ça me le rend plus proche, en quelque sorte.

Bolitho resta les yeux fixés sur la porte qui s’était refermée derrière elle.

— Pauvre femme – il se tourna vers le feu, le regard amer. Elle est comme toutes les autres. Elle scrute l’horizon en attendant un navire qui ne revient pas. Qui ne reviendra pas.

Il se tut en voyant son visage à la lueur du feu. Des larmes coulaient lentement sur ses joues. Elle lui fit pourtant un sourire et lui dit d’une voix douce :

— Comme j’étais assise ici à vous attendre, je me demandais comment vous étiez, comment vous étiez vraiment. Allday m’a appris beaucoup de choses, mais je crois que cette veuve m’en a dit énormément plus.

Bolitho s’approcha de sa chaise et se pencha sur elle.

— J’ai tant besoin de vous ! Si je suivais mes penchants, je serais capable de vous enlever. Si je me tais, vous partirez sans un regard.

Il lui prit les mains, s’attendant à la voir faire le geste de les retirer ; il se raidissait comme pour mieux peser ses mots.

— Ce n’est pas parce que vous êtes dans le besoin que je vous parle ainsi, c’est parce que j’ai besoin de vous, Belinda. Si vous n’arrivez pas à m’aimer, j’aurai assez d’amour pour nous deux – il tomba à genoux. Je vous en prie !…

Mais elle le regardait avec inquiétude :

— Votre blessure ! Mais que faites-vous ?

Il dégagea une main et lui caressa le visage : il sentait ses larmes lui mouiller les doigts.

— Ma blessure attendra. Pour l’instant, je me sens plus vulnérable et sans défense que sur un pont.

Il vit qu’elle levait les yeux, il ne voyait qu’eux. Ses défenses tombaient, comme si elle se déshabillait devant lui. Elle reprit à voix basse :

— Je suis capable de vous aimer.

Et elle posa la tête sur son épaule pour s’y cacher le visage.

— Il n’y aura pas de rivaux, pas de souvenirs cruels.

Il lui prit la main, l’ouvrit dans les siennes.

— Je ne suis pas impudique, je suis troublée par ce que j’éprouve.

Puis elle lui prit la main, la pressa sur son sein et la garda tandis qu’elle levait lentement les yeux vers lui.

— Sentez-vous bien ? La voilà, ma réponse.

Browne était installé en bas, dans l’une des salles, un verre de porto près de lui, et avait posé un paquet de dépêches sur le banc. La nuit tombait, quelques servantes allaient et venaient, allumaient les chandelles et préparaient les lieux pour les voyageurs de la malle de Londres ou les officiers qui n’allaient pas tarder à arriver de l’arsenal, comme d’habitude.

Browne jeta un coup d’œil à la majestueuse horloge qui trônait là et se mit à sourire.

Cela faisait des heures qu’il patientait. Mais, pour ce qui le regardait, les dépêches, le Benbow, la guerre elle-même, tout cela pouvait bien attendre encore un peu, avant qu’il se décidât à déranger le couple qui se trouvait là-haut, dans une petite chambre au dernier étage de l’auberge.

 

Cap sur la Baltique
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